vendredi 24 avril 2009

Vikram Seth, Un garçon convenable.


Etonnante galerie de nababs et d'intouchables au cœur des mystères de l'Inde, prodigieuse histoire immergée dans la grande Histoire, roman d'amour ou saga familiale, ce livre, en vérité, déborde tous les genres et promet tous les plaisirs. Au départ un verdict simple et sans appel, celui de la digne Mrs Rupa Mehra qui, un jour, dit à sa fille, Lata : " Toi aussi tu épouseras un garçon que j'aurai choisi. " Rien de plus ordinaire, a priori, dans l'Inde des années cinquante, encore traumatisée par sa jeune indépendance, et qui guette son avenir entre la tradition et la modernité. Or, pour trouver ce " garçon convenable ", celui qui épousera Lata, il faudra traverser, du sublime au dérisoire, toute l'histoire d'un peuple où le présent se confond toujours avec l'éternité... Car c'est bien l'Inde énigmatique, l'Inde irréductible et troublante, qui, dans ce roman, va se révéler au rythme d'une vaste intrigue. On y rencontre des rajahs, des paysans, des professeurs d'université, des cordonniers, des fanatiques hindous ou musulmans, des écrivains, des femmes libres et des femmes soumises, des ministres, des juges, des révolutionnaires. On y rencontre la misère et l'espérance. Et, dans cette foule, les trois prétendants parmi lesquels se trouve le parti convenable ! Poète, historien, styliste subtil et ironique, Vikram Seth ressuscite un univers où chacun vit, aime, trahit. Où, dans un poudroiement de lumière, chacun tente de secouer le joug des siècles afin, comme Lata, de choisir son destin.

Ce livre nous offre une fresque passionnante de l'Inde des années 1950, qui vient juste de conquérir son indépendance. Il nous présente une galerie de personnages tous aussi intéressants que les autres et aborde les problèmes qui se posent à ce pays à cette époque, qu'ils soient d'ordre politique, économique, religieux, ou sociaux, et pourtant, ce n'est jamais didactique ou pédant.

On croise au passage quelques auteurs majeurs auxquels Vikram Seth fait fréquemment allusion : Jane Austen, P.G. Wodehouse, mais aussi E.M. Forster et Shakespeare - Lata doit en effet jouer une pièce de ce grand dramaturge, chose ô combien choquante pour sa mère, l'inénarrable et pourtant touchante Mrs Rupa Mehra, qui, lorsqu'elle doit écrire à sa belle-mère, découpe de vieilles cartes d'anniversaire pour en recomposer de nouvelles...

Les personnages - Maan, Saeeda Bai, Menakshi, Haresh, le Dr Seth et les autres - sont bien dessinés et ont des caractères bien trempés. Un Indien jugerait peut-être ce livre caricatural, mais pour un lecteur occidental, ce livre constitue une bonne bouffée d'exotisme. Le style de cette saga haute en couleurs est agréable, et certaines phrases sont suffisamment frappantes pour que j'aie ressenti le besoin d'en noter quelques-unes.

Bref, une très bon roman-fleuve, à lire pendant les vacances d'été de préférence, car c'est tout de même un pavé de plus de mille pages qu'il s'agit d'avaler là !


Oswald Wynd, Une odeur de gingembre.


Après une longue mise en sommeil, je reviens pour vous parler d'un livre que j'ai lu il y a plusieurs semaines déjà, et qui s'est révélé tout à fait captivant.

En 1903, Mary Mackenzie embarque pour la Chine où elle doit épouser Richard Collinsgsworth, l'attaché militaire britannique auquel elle a été promise. Fascinée par la vie de Pékin au lendemain de la Révolte des Boxers, Mary affiche une curiosité d'esprit rapidement désapprouvée par la communauté des Européens. Une liaison avec un officier japonais dont elle attend un enfant la mettra définitivement au ban de la société. Rejetée par son mari, Mary fuira au Japon dans des conditions dramatiques. À travers son journal intime, entrecoupé des lettres qu'elle adresse à sa mère restée au pays ou à sa meilleure amie, l'on découvre le passionnant récit de sa survie dans une culture totalement étrangère, à laquelle elle réussira à s'intégrer grâce à son courage et à son intelligence. Par la richesse psychologique de son héroïne, l'originalité profonde de son intrigue, sa facture moderne et très maîtrisée, Une odeur de gingembre est un roman hors norme.

La couverture de ce livre m'a tout de suite fait de l'oeil lorsque je l'ai vue il y a quelque temps à la bibliothèque, et j'ai eu du mal à lâcher ce roman avant d'arriver à la toute dernière page.

L'auteur nous plonge dans la vie et la conscience de Mary au moyen de ses lettres et de son journal intime. L'écriture est subtile et fine et jamais on ne se douterait que c'est un homme qui tient la plume.

Le voyage rocambolesque et dangereux de Mary pour aller d'Ecosse en Chine nous tient en haleine, de même que sa description de la Chine qui se relève tout juste de la révolte des Boxers. Sa vie en Chine, puis au Japon, révèle que les pays européens et occidentaux n'ont rien à envier à ces pays émergents pour ce qui est de bafouer le droit des femmes à être considérées comme les égales des hommes et à disposer d'elles-mêmes.

Mary est une jeune femme séduisante, d'abord naïve, constamment vive, curieuse et intelligente, ouverte aux autres, et amenée à évoluer au fil de ses aventures et expériences. Sa modernité choque et scandalise, pourtant elle parviendra à prendre sa vie en main avec succès... mais à quel prix ?

Quelques extraits pour la mise en bouche :

Mary est amenée, avec quelques unes de ses compatriotes, à rencontrer l'impératrice Tseu Hi. Voici le portrait qu'elle dresse de ce personnage haut en couleurs :



"Au milieu de toute cette immobilité figée, le geste de Sa Majesté nous a fait sursauter, une main levée de ses genoux. Ce n'était pas une main ordinaire, mais un éblouissement de griffes en or. J'avais entendu parler de ces étuis à ongles mais les voir pour la première fois m'a quand même donné un choc. Ils avaient au moins trente centimètres de long, sinon lus, sur les doigts principaux, et même si l'or en était aussi fin que possible, ces étuis protégeant des ongles qui n'ont jamais été coupés devaient être affreusement lourds. L'impératrice ne peut rien faire toute seule à cause d'eux. Elle doit être nourrie, habillée, servie en tout et en permanence par les dames de cour ; elle doit même se coucher sans ôter ses étuis à ongles. Je suis restée une minute ou deux à me poser des questions à leur propos, les yeux rivés sur ces mains qui reposaient à nouveau sur ses genoux, comme les nervures repliées d'un éventail. Chacune des bouchées qu'elle avale doit être mise dans sa bouche par quelqu'un, et l'impératrice qui règne sur le plus grand nombre de sujets sur terre après le roi Edouard est aussi dépendante qu'un infirme sans bras. Il ne faut sans doute pas s'étonner qu'elle se conduise de temps à autre comme une démente."

Plus tard, elle est amenée à rencontrer le comte Kentaro Kurihama, mais les premier contacts sont difficiles :

"Je n'ai pas eu l'impression que ma contribution au succès du dîner des Chamonpierre était si décisive que cela quand j'ai réalisé que ma tâche était à nouveau d'essayer de tirer quelques mots du comte Kurihama à table. Il était manifeste qu'il n'en avait aucune envie, et je ne suis pas parvenue à un grand résultat. Je lui avais dit que j'avais vu des représentations du mont Fuji, qui est très beau, et que j'espérais bien avoir un jour l'occasion de le voir en vrai, et il a répondu "ah." Je lui ai demandé s'il avait déjà fait l'ascension de cette célèbre montagne et il a dit :"non." Je lui ai dit que je trouvais cela étonnant et il a répondu : "Trop occupé devenir soldat."Je suis persuadée qu'il fait exprès de parler aussi mal anglais, parce qu'il doit penser que c'est de cette façon que les Anglais s'attendent à voir s'exprimer un Japonais, et subitement, à mon propre étonnement, je le lui ai dit tout de go tel quel. Il m'a regardé droit dans les yeux pour la première fois, il me semble, puis il a éclaté de rire. C'était un peu comme lorsque j'avais fait rire Yao, la figure du comte a été complètement transformée pendant trente secondes ou plutôt trois secondes, lui donnant presque l'air d'un gamin."


Enfin, voici les quelques lignes qui donnent une explication au titre choisi par Oswad Wynd :

"Une équipe d'ouvriers doit commencer aujourd'hui à préparer la terre de mon jardin, qui sera livré au début de la semaine prochaine. Je suis restée à la maison pour surveiller les travaux. Il ne pousse plus que des mauvaises herbes, c'est du moins ce que je croyais. Les graines n'auraient pas pu survivre à ce brasier, les vents d'hier ont donc dû en apporter d'autres. J'ai jeté un coup d'oeil aux restes de mon vieux pin devenu quasiment du charbon de bois avant de monter sur le petit terre-plein d'où saillait le chicot de l'arbre à gingembre comme un piquet passé à la créosote. Je n'en croyais pas mes yeux, quand j'ai vu ce qui luttait contre les mauvaises herbes pour gagner sa part de soleil : une pousse verte toute nouvelle, émergeant d'un amas de racines noircies, et qui portait déjà neuf de ces feuilles aromatiques si facilement reconnaissables. J'en ai pincé une pour être bien sûre, qui m'a laissé sur les doigts cette odeur de gingembre.
Je ne crois pas aux présages, sauf quand ils sont bons. Et c'était un bon présage. Je suis de retour dans une maison qui sent encore la menuiserie fraîche, et ressens une joie parfaitement ridicule. Je vais rester avec les terrassiers toute la journée, pour être bien sûre qu'une colline artificielle sera de nouveau dominée par cet arbre venu d'ailleurs."