dimanche 29 août 2010

Le Faucon Maltais, de John Huston (1941).


Le détective privé Sam Spade et son associé Miles Archer sont contactés par Brigid O'Shaughnessy pour réaliser une filature sur un homme, Floyd Thursby, qui est supposé avoir fui avec sa jeune sœur. L'accord est conclu ; mais cette nuit là, Spade reçoit un coup de fil de sa secrétaire, Effie, qui lui apprend qu'Archer a été tué en filant Thursby. Peu après, au milieu de la nuit, deux officiers de police rendent visite à Spade pour l'interroger sur son emploi du temps des dernières heures. Spade est sur la défensive et les questionne sur l'objet réel de leur visite. Les officiers l'informent qu'Archer a été tué quelques heures auparavant ainsi que Thursby et que Spade est suspecté...


Difficile de dire en quoi réside le charme du Faucon Maltais, considéré comme l'archétype du film noir, un genre qui doit beaucoup aux auteurs de polars américains des années 1940, Raymond Chandler ou encore Dashiell Hammet (c'est d'ailleurs un roman de ce dernier qui servit de support scénaristique au film).


Le Faucon Maltais met en scène Humphrey Bogart dans son premier grand rôle, celui de Sam Spade, détective privé, l'acteur ayant jusqu'alors été confiné aux rôles de seconds couteaux et de petites frappes. Il impose sa dégaine et son style à ce nouveau type de héros (ou d'antihéros), cynique, lucide, violent et désespéré.


Sam Spade ne tarde pas à découvrir que le "responsable" de cette série de meurtres est un objet qui suscite bien des convoitises : le faucon maltais, un oiseau en or recouvert d'émail noir datant de l'époque des Croisades, qu'un certain nombre d'individus louches voudraient bien s'approprier, et ce à n'importe quel prix.




C'est l'occasion pour John Huston de donner vie à toute une galerie de personnages monstrueux : Mary Astor en menteuse pathologique, Peter Lorre -impressionnant - en bandit efféminé, Elisha Cook Jr en porte-flingue inquiet et maladroit, Sidney Greenstreet -souverain - en obèse perfide sont tous impeccables.


Aux surprises que réserve un scénario alambiqué, Le Faucon Maltais ajoute des cadrages soignés qui doivent beaucoup à l'expressionnisme allemand - par exemple, le reflet sur le sol de l'inscription qui figure sur la porte vitrée du détective privé, ou encore les visages filmés en gros plan en caméra subjective lorsque le personnage incarné par Elisha Cook Jr se réveille à la fin du film.


Sans compter tous les ingrédients qui deviendront la marque du film noir : atmosphère urbaine et étouffante, héros détective désabusé, seul garant de la morale et du bien dans un monde dominé par le mal, la corruption et la violence, et profonde méfiance vis-à-vis des femmes : Mary Astor (très éloignée du charme canaille qu'aura plus tard Lauren Bacall) a beau avoir les caractéristiques de la petite fille bien sage, elle n'en demeure pas moins une femme fatale et avide, qui cause la perte des hommes qu'elle croise sur son passage.




La fin du film confronte d'ailleurs les personnages à leurs aspirations, et oblige le héros à choisir entre ses valeurs morales et l'objet de son affection, acquérant par là une dimension presque métaphysique qui transcende le genre convenu auquel il aurait pu se contenter d'appartenir.

lundi 16 août 2010

La Route des Indes, d'E.M. Forster.

Au cours des années 1920, dans la ville de Chandrapore, aux Indes, les fonctionnaires britanniques vivent selon des préjugés qui les tiennent isolés des indigènes. Deux Anglaises, Miss Adela Quested et Mrs Moore, sa future belle-mère, vont remettre en cause cet équilibre colonialiste en prétendant découvrir "l'Inde vraie". Elles se lient d'amitié avec un médecin musulman, le docteur Aziz. Au cours d'une expédition dans les grottes de Marabar, la plus jeune d'entre elles accuse Aziz d'une tentative de viol. Aziz est arrêté. S'ensuit un procès qui dépasse bientôt le simple cadre du fait divers et qui oppose les colons britanniques aux colonisés, soutenus par Mr Fielding, le principal du collège de Chandrapore, un Anglais aux vues un peu plus large que la moyenne. Les faits lui donnent raison, puisque revenant sur ses déclarations, Miss Quested l'innocente. Mais le mal est fait : l'amitié qui aurait pu se créer entre Anglais et Indiens est définitivement mise à mal.

Les premières pages de ce livre donnent tout de suite le ton : Chandrapore est une ville laide, qui n'a rien d'exotique. Miss Quested est une jeune fille elle aussi laide, qui n'a pas grand chose de romanesque. Son fiancé est quelqu'un d'assez plat, à qui sa fonction en Inde n'a pas franchement ouvert l'esprit, à l'image des colons anglais qui y vivent. Et même si Mrs Moore, par son expérience et sa sagesse, Mr Fielding, par son ouverture d'esprit, et Aziz, par sa spontanéité initiale, suscitent un tant soit peu la sympathie, l'esprit du lecteur n'a pas matière à l'exagérer, si bien qu'à mainte reprise, alors que je lisais la première partie du roman, je me suis vraiment demandée si j'avais envie de continuer à passer mon temps en leur compagnie.

Tout change une fois que le drame survient : l'intérêt du lecteur s'éveille, car l'incident met en lumière l'esprit de corps des Anglais. La plupart d'entre eux se soucient fort peu de savoir si Aziz est coupable ou innocent : c'est un indigène, donc dans leur esprit un être inférieur qui vient confirmer toutes leurs théories racistes, qui font du peuple indien une race inférieure. Bien qu'Adela, dans son souci de découvrir "l'Inde véritable", ne soit jamais vraiment apparu très sympathique à ses compatriotes impérialistes, ils vont tous faire corps derrière elle. De leur côté, les Indiens vont faire front derrière Aziz, devenu bien malgré lui le représentant de l'Inde indépendantiste.

La résolution du procès entraînera le basculement de plusieurs destinées, celle d'Adela, celle de Mr Fielding, mais aussi celle d'Aziz.

Nul manichéisme chez E. M. Forster qui se rendit à plusieurs reprises en Inde, et qui dépeint les Indiens et les colons tels qu'il lui sont apparus : Aziz et ses amis ont quantité de côtés agacants, et même les colons les plus obtus présentent une part d'humanité. Par ailleurs, l'auteur analyse à merveille la relation entre les colonisés et les colonisateurs, ainsi que les divisions propres à cette société partagée entre Musulmans et Hindous, entre hommes et femmes, entre castes respectables et castes jugées moins respectables.

On retrouve des thèmes chers à l'auteur, qui font sa spécificité - en particulier, un grand rôle accordé à la Providence, qui prend d'abord les traits d'un fantôme venu heurter une voiture, puis ceux de Mrs Moore une fois celle-ci décédée, moyen pour l'auteur de montrer que le hasard a sa partition à jouer dans nos vies. A la finesse d'analyse de l'auteur s'ajoute un style à la fois sobre et subtil, qui contraste agréablement avec certaines de ses productions antérieures, parfois un peu maniérées. Un roman prémonitoire (La Route des Indes fut publié en 1924) qui accuse la rigidité de l'administration britannique aux Indes, et qui permet de comprendre quantité d'événements survenus dans ce pays dans la seconde moitié du XXème siècle.

dimanche 8 août 2010

Inception, de Christopher Nolan.


J'ai vu Inception il y a quelques semaines (en VF), et j'avoue avoir été passablement bluffée par ce film.

Habituellement, les blockbusters américains ne m'attirent pas spécialement - c'est même plutôt le genre de film que je fuis - mais Inception me tentait depuis qu'Emjy avait posté deux trois infos dessus sur Whoopsy Daisy.

Et je n'ai pas été déçue.




Le scénario d'Inception est extrêmement complexe, et ce dès l'ouverture, puisque le spectateur met du temps à comprendre que les premières images du film relèvent d'une succession de rêves emboîtés.

Ce qui m'a plu dans ce film, c'est la représentation de l'imaginaire humain de manière spatiale, avec une grande importance accordée aux décors urbains, et le rôle de l'ascenseur à l'intérieur de cette structure.

Inception réécrit le mythe de Thésée en proposant une nouvelle version du labyrinthe antique que le personnage de Cobb, incarné par Leonardo di Caprio, ne pourra affronter qu'avec une nouvelle Ariane, la jeune étudiante jouée par Ellen Page.

Le réalisateur s'est également intéressé de près à ce que Freud a pu dire sur le rêve, et cela a joué un rôle dans l'écriture du scénario - moins tout de même que dans La maison du Docteur Edwardes (Spellbound) de Hitchcock, qui s'appuie quant à lui sur certaines peintures de Dali pour explorer l'inconscient des personnages.


La musique m'a également beaucoup plu, en particulier lorsque le compositeur, Hans Zimmer, réutilise un morceau d'Edith Piaf pour permettre le réveil des personnages : "Non, rien de rien..." : il fallait oser !


Les comédiens, d'une manière générale, sont excellents : Léonardo di Caprio en tête, mais ses acolytes également. L'esthétique du film se veut assez internationale, étant donné les lieux qui ont été choisis pour le tournage.


La façon dont le film fonctionne m'a rappellé les films dont le sujet est un hold up, puisque comme dans ce type de film très codifié, les personnages d'Inception montent un casse pour s'introduire dans la tête de quelqu'un (mais au lieu de lui voler quoi que ce soit, ils veulent introduire dans la cervelle de ce personnage une idée).


Inception est par ailleurs un film qui se nourrit de références discrètes à des films antérieurs - je pense en particulier à la scène où Léonardo di Caprio échoue sur la plage au début du film, image d'ailleurs reprise à la fin (je n'ai pas réussi à identifier l'origine de cette image, mais je suis à peu près persuadée qu'elle fait référence à un autre film - Tant qu'il y aura des hommes, peut-être ?)

On pense également à Hitchcock dans la manière qu'a Christopher Nolan de filmer tous ces complexes urbains aux lignes horizontales et verticales extrêmement symétriques, mais aussi, pour les scènes d'action, aux films mettant en scène James Bond, dont le réalisateur dit effectivement s'être inspiré.

Aux dires du réalisateur et des acteurs, la thématique du film (le rêve) et sa fin extrêmement ambiguë (réalité ou fiction ?) font d'Inception un film sur le cinéma, vu comme "un rêve partagé". Et effectivement, si l'on réfléchit bien, c'est toute l'équipe qui sert à réaliser un film qui est métaphoriquement désignée par chacun des protagonistes de cette histoire.

En somme, Inception se révèle être un film d'action et un blockbuster extrêmement intéressant grâce au talent du réalisateur, lui-même à l'origine du scénario, et des comédiens, les effets spéciaux étant exclusivement au service du scénario, ce qui est suffisamment rare pour être souligné. Ses thématiques et son traitement original en font un film d'auteur tout à fait fascinant et singulier, puisque le réalisateur parvient à mettre en images des notions extrêmement difficiles à représenter (le rêve, l'inconscient, le subconscient, les idées), et qu'il se sert de codes cinématographiques apparemment complètement étrangers à ces notions pour les représenter de manière extrêmement convaincante (film de hold-up, d'action, etc).

Quelques bémols quand même : certains scènes m'ont parues un peu longues, en particulier lorsque le film retrouvait son côté "film d'action", avec beaucoup de fusillades assourdissantes. Même chose avec les scènes qui se déroulent dans des montagnes enneigées, avec des gens revêtus de combinaison d'un blanc éblouissant, ce qui, à la longue, est très fatigant à regarder. Je me suis également demandé si le scénario, un rien trop complexe par moment, n'aurait pas gagné à être un peu simplifié, et si le rôle de Marion Cotillard, qui s'en sort plutôt bien, n'aurait pas pu être un peu plus consistant et étoffé, car même s'il ne s'agit au final que d'une projection d'un des personnages, elle manque singulièrement de profondeur.

Tamara Drewe (Posy Simmonds et Stephen Frears).

Tamara Drewe, c'est avant tout un roman graphique de Posy Simmonds qui s'inspire d'un ouvrage de Thomas Hardy, Loin de la foule déchaînée, en transposant son intrigue dans l'Angleterre actuelle.



Le tout donnant lieu à quelque chose de très réussi, qu'il s'agisse du dessin, de l'histoire, de la manière dont c'est raconté, du ton à la fois humoristique et désenchanté.

Posy Simmonds est également l'auteur de Gemma Bovery, une réécriture réussie du roman de Flaubert - là encore, l'intrigue est transposée à notre époque.

Mais Tamara Drewe, c'est aussi une adaptation de ce même roman graphique par Stephen Frears. Le film en question fut présenté hors compétition à Cannes et se trouve depuis quelques semaines sur nos écrans.

C'est une adaptation intelligente, dans la mesure où la scénariste ne s'est pas contentée d'un copier-coller, mais a ajouté son grain de sel à l'intrigue concoctée par Posy Simmonds.

Certaines données de l'intrigue sont légèrement modifiées, mais pour coller davantage au roman de Thomas Hardy (du moins je le suppose), et pour se mettre davantage au service de l'efficacité de l'histoire.

Néanmoins, même si l'adaptation cinématographique lorgne davantage du côté de la comédie, il ne faut pas s'y tromper : le happy-end final cache mal une fin moralement cruelle, cynique et désenchantée.


Ne reste plus à espérer qu'un jour sorte en France la traduction du roman de Thomas Hardy.


vendredi 6 août 2010

Mémoires captives, d'Azar Nafisi.


Préfacé par Jean-Claude Carrière, Mémoires captives est un ouvrage tout à fait captivant qui permet de renouer le fil du dialogue qui s'était tissé entre l'auteur et le lecteur de Lire Lolita à Téhéran.

Animée de la même intelligence, de la même finesse, de la même sensibilité, et, ce qui ne gâche rien, d'une qualité d'écriture accrue, Azar Nafisi se propose de briser le silence et de rompre avec les mensonges qui entourent l'Histoire de son pays et son histoire familiale, les deux dimensions - publique et privée - étant étroitement imbriquées :

"Il y a bien des sortes de silences. Celui que prescrivent aux citoyens des forces tyranniques qui leur volent leur passé, réécrivent leur histoire et leur imposent une identité établie par l'État. Ou celui des témoins qui choisissent d'oublier ou de nier la vérité, et des victimes qui, par moments, deviennent complices des crimes qui sont commis contre elles. Puis il y a celui dans lequel nous nous complaisons quand il s'agit de nous-mêmes, de nos mythologies personnelles, les histoires que nous plaquons sur notre vie réelle".

Son livre, divisé en plusieurs parties qui s'ouvrent généralement sur une citation d'Emily Dickinson, retrace l'histoire de sa famille, entre une mère tyrannique et fascinante prise dans la toile de sa mythologie personnelle, et un père séduisant, ancien maire de Téhéran, merveilleux conteur, qui mentait "pour avoir une vie de famille plus heureuse".

Azar Nafisi avait beaucoup de tendresse pour son père, mais des rapports plus difficiles avec sa mère, au passé familial douloureux, qui reprochait à ses enfants "d'avoir les mêmes gènes pourris que leur père".

Très tôt, pour échapper à une ambiance familiale délétère, Azar Nafisi s'est tournée vers les livres, la littérature persane, puis la littérature européenne lorsqu'elle se rendit pour la première fois en Angleterre vers l'âge de 13 ans pour y faire ses études ; elle recherchait dans les livres des modèles féminins auxquels elle puisse s'identifier :

"J'ai retrouvé la marque de ces héroïnes rebelles [...] dans les personnages féminins de la fiction occidentale, comme la Catherine Earnshaw d'Emily Brontë, l'Elizabeth Bennet de Jane Austen, la Dorothea Brooke de George Eliot, la Jane Eyre de Charlotte Brontë ou les Mathilde et Mme de La Mole de Stendhal. [...] Peut-être est-ce parce que les femmes se voyaient privées de leurs droits dans leur vie réelle qu'elles devinrent si séditieuses dans la fiction, où elles repoussaient les conventions, brisaient les structures établies et ne se soumettaient pas."

Azar Nafisi évoque son enfance (et certains épisodes viennent éclairer sous un autre jour son intérêt pour Lolita de Nabokov), son adolescence et sa jeunesse, l'emprisonnement de son père, alors maire de Téhéran, à l'époque du régime du Shah d'Iran, et son premier mariage, surtout contracté pour échapper à une mère tyrannique, et qui se solda par un divorce.

Azar Nafisi entretenait avec sa mère, qui devint la première femme élue au Parlement iranien, des rapports très compliqués : "Je me suis souvent amusée à dire que vivre avec ma mère nous avait préparés à la révolution islamique". Cependant, les deux femmes s'aimaient ; simplement, elles n'arrivaient pas à se le dire l'une à l'autre.

La fin de ce livre également évoque l'engagement politique de l'auteur, son second mariage, son installation en Iran, la révolution islamique et les désillusions qu'elle entraîna, avant son départ pour les Etats-Unis dans les années 1990 - et jamais l'intérêt du lecteur ne faiblit.

Autobiographie, témoignage, document politique, social et philosophique, l'auteur réaffirme son amour pour la littérature qui l'a sauvée du désastre, et déploie ses talents de conteuse qui apparentent son écriture à la fois très intellectuelle et très sensible à l'art de Karen Blixen.