mardi 23 novembre 2010

La Prisonnière des Sargasses, de Jean Rhys.


Toujours autant de billets en chantier, et aussi peu de temps devant moi, mais je dérobe un moment à mes activités diverses et variées pour vous parler d'un livre de Jean Rhys, paru en 1966, et qu'on peut considérer comme une réécriture de Jane Eyre du point de vue de la première femme de Rochester.


Je dois dire qu'à ma grande surprise, j'ai beaucoup aimé ce livre - j'avais lu des avis plutôt mitigés sur ce roman. C'est vraiment très bien écrit - Jean Rhys a une voix singulière et intéressante. La Prisonnière des Sargasses est certes un livre digne d'intérêt dans la mesure où il peut être considéré comme une réécriture du roman de Charlotte Brontë d'un point de vue différent, mais il peut aussi se lire indépendamment de cette grande oeuvre et susciter malgré tout la curiosité.

La vie dans les îles, l'histoire personnelle d'Antoinette Mason que son mari finira par appeler Berthe est extrêmement douloureuse. Son père meurt ; sa mère ne l'aime pas et lui préfère son fils, à moitié idiot ; elle se remarie, mais la maison familiale est incendiée par les habitants de l'île, et le frère d'Antoinette meurt. C'est pour cette raison que la mère devient folle. Eduquée (si on peut dire) dans un couvent, Antoinette, qui pense n'avoir d'autre choix que mourir, finit par se résigner à épouser un Anglais qui se marie avec elle essentiellement pour son argent. Elle en tombe amoureuse, croit à une possibilité de bonheur qui lui échappe malheureusement d'entre les mains.

Le racisme, le colonialisme, la condition féminine sont des points abordés en filigrane dans le roman. Jean Rhys se situe comme une héritière de ces femmes écrivains qui ont réussi à mettre en mot le malaise d'une condition inconfortable quand ce sont les hommes qui ont presque tous les droits, et les femmes quasiment aucun.

Antoinette peine à se définir par rapport à ses origines, par rapport à sa famille, à sa condition de femme et d'épouse.

Elle ne devient pas folle à cause de son hérédité (c'est du moins mon avis), mais à cause de son passé douloureux que les autres déforment, à cause de sa singularité, aussi, qui fait que les autres (les habitants de l'île, et surtout son époux) veulent qu'elle soit autre, veulent au sens propre l'aliéner : c'est alors qu'elle se rebelle, se met à boire et sombre dans la folie.

Certains commentateurs lui prêtent le même caractère qu'à Jane Eyre, à cause de la révolte constitutive des deux personnages. Jeu de miroir intéressant, mais à mon avis, les deux femmes sont quand même différentes : Antoinette est belle, comme sa mère, mais cette beauté fait son malheur, parce qu'elle est jalousée, et que son mari ne fait que la désirer physiquement. De plus, elle a le caractère propre aux habitants de son île, un mélange d'indolence et de défaitisme parfois, même si elle peut faire preuve de beaucoup de caractère. De plus, elle est intelligente, mais ne voit pas l'éducation, contrairement à Jane Eyre, comme une planche de salut. Sa richesse économique l'oppose également à ce personnage - sachant que cette richesse, en suscitant les convoitises, fera également son malheur.


Dans la deuxième partie, Jean Rhys fait s'exprimer "Rochester" - en réalité, je crois qu'il n'est pas nommé. C'est très troublant, parce qu'on retrouve des éléments de Jane Eyre, et on se rend compte qu'il veut bien faire, mais qu'il est incapable de comprendre sa femme, qu'il considère comme une étrangère, ou de l'aimer et d'avoir de l'affection pour elle. Quand les mauvaises langues lui révèlent le passé de sa femme, on a l'impression qu'il est trop heureux de trouver d'excellents prétextes pour repousser Antoinette, qu'il maltraite physiquement et moralement en ayant une aventure avec la servante noire alors que son épouse est dans la pièce d'à côté. Il décide également d'appeler cette dernière Bertha, depuis qu'il a appris que la mère de son épouse, devenue folle et régulièrement violée par son garde-malade, s'appelait ainsi.

Le texte est volontairement ambigu : Jean Rhys ne tranche pas en faveur d'Antoinette ou de son époux, mais lorsqu'il s'exprime, on a l'impression d'avoir affaire à quelqu'un de borné.


Un personnage secondaire joue un rôle très important dans l'appréciation qu'on peut avoir du mari : Philippine, la nounou d'Antoinette, la seule à être affectueuse avec elle et à lui venir quelque peu en aide. Elle est d'origine jamaïcaine si je me souviens bien, donc différente des autres habitants de l'île qui la considèrent comme une sorcière et redoutent ses pouvoirs magiques. Elle est souvent jugée antipathique par les autres protagonistes, elle est également recherchée par la police, mais Antoinette a confiance en elle, et Philippine essaiera de l'aider. Il y a une scène où Philippine dit ses quatre vérités à "Rochester", et malheureusement pour lui, ça sonne juste. Le mari d'Antoinette devient clairement antipathique sous nos yeux ; les circonstances vont l'amener à déclarer sa femme folle pour la spolier de son argent, mais en réalité, c'est lui qui l'a rendue telle qu'elle est en ne l'aimant pas, en refusant de la comprendre et de l'aider.

La toute fin de la deuxième partie, curieusement, m'a fait apparaître Rochester beaucoup plus humain, beaucoup plus émouvant - alors que jusqu'ici, il me faisait surtout l'effet d'un pauvre type assez méprisable, en fait -, et beaucoup plus proche du personnage décrit par Charlotte Brontë. Tout au long de ma lecture, je me suis refusée à identifier complètement les deux Rochester, mais j'avoue qu'il y a des faits troublants, particulièrement dans le fait qu'il a des appétits bien terrestres pour les femmes, et qu'il torture son épouse à petit feu.

Il est profondément troublé par ce qui lui arrive, au bord de la folie à cause de ce pays au climat étouffant, malade de la maladie et de la folie de sa femme. Il a l'intuition qu'il commet peut-être une gigantesque erreur, mais c'est la haine qui l'emporte - Antoinette a définitivement basculé de l'autre côté : elle boît, elle se donne à d'autres hommes et a des accès de folie. Cette partie du texte est extrêmement belle et lyrique, dans sa description de la région ; elle a quelque chose de poétique (j'ai beaucoup songé à certains vers de Saint-John Perse en la lisant, en particulier dans l'évocation des éléments : le vent, l'eau et le feu).

Le retour en Angleterre semble inévitable, la seule porte de salut pour Rochester, et la troisième partie, où l'on entend de nouveau la voix d'Antoinetta Mason, se déroule vraisemblablement à Thornfield Hall. Antoinette devient une autre femme, l'ombre d'elle-même ; elle souffre de confusion mentale, avec de rares périodes de lucidité. Sa logique n'est plus celle du commun des mortels, et elle profite des absences de Grace Poole (qui s'adonne, comme on le sait, à la boisson) pour rôder la nuit dans le manoir. Elle agresse également Richard Mason, mais ne conserve aucun souvenir de l'incident. Dans un rêve, elle comprend ce qu'elle doit faire : mettre le feu à la propriété. C'est en accomplissant ce suicide qu'Antoinette pourra se libérer des autres et d'elle-même.


J'ai vu que le roman avait été adapté à plusieurs reprises (au cinéma en 1993, et à la télévision en 2006), et j'avoue qu'après lecture du livre, j'ai davantage envie de les voir, même si certaines scènes doivent être assez dures.

En tout cas, c'est un livre magistral, un complément utile à la lecture de Jane Eyre, et un beau roman sur l'identité féminine, écrit dans un style original et poignant. Les descriptions de l'île et des grandes demeures où vivent les personnages sont très évocatrices.

Un grand merci à Damien et à Resmiranda, les organisateurs de la lecture de groupe "Jane Eyre dans tous ses états", sans qui je n'aurais certainement pas eu le courage de lire ce livre.

mardi 16 novembre 2010

Jane Eyre, de Cary Fukunaga (2011)

En ce moment, je n'ai guère de temps pour moi, et ce blog en pâtit un peu (pas moins de trois billets en suspens) et moi aussi, puisque je ne trouve même plus le temps de papillonner sur la blogosphère et de répondre à vos com'.

Pour tout de même conserver mon rythme de croisière d'un billet par semaine, et pour éviter de poster cette information quand elle commencera à sentir le moisi ^^, voici un minuscule billet sur la nouvelle adaptation en cours de Jane Eyre par Cary Fukunaga, avec Mia Wasikowska et Michael Fassbender dans les rôles principaux...


Au début, j'étais un peu sceptique quant à certains choix du casting, mais les informations qui filtrent laissent présager une adaptation intéressante.

L'affiche officielle est visible depuis quelques jours sur Internet ; elle est assez originale et plutôt élégante :


Et voici la bande-annonce, qui semble montrer que l'aspect gothique du roman n'a pas été laissé de côté :


Plutôt alléchant, non ? ;)

mardi 9 novembre 2010

Les Trois Mousquetaires, d'Alexandre Dumas.

En réalité, je compte moins parler du livre que des trois adaptations qu'il m'a été donné de voir du roman d'Alexandre Dumas. Les adaptations des livres de cet écrivain sont en effet légion. Petit échantillon :

- la version de 1948, avec Gene Kelly dans le rôle de d'Artagnan, Vincent Price dans le rôle du cardinal, Angela Lansbury dans le rôle de la reine, Lana Turner dans le rôle de Milady, n'est pas mal, encore qu'un peu vieillote. Le réalisateur était un habitué des comédies musicales, du coup les scènes de duel sont orchestrées comme des ballets. Une curiosité, souvent considérée comme la meilleure adaption existante par les cinéphiles.



- la version de 1973, par Richard Lester, et un certain nombre d'acteurs prestigieux, comprend trois volets : je n'ai vu que le premier et n'ai pas la moindre intention de voir les deux autres. Soit adulée, soit détestée, j'appartiens malheureusement à la deuxième catégorie de spectateurs.

C'est une adaptation qui cherche à coller au texte, avec des décors naturels somptueux (le film a été tourné en Espagne). Le réalisateur use de très beaux cadrages, et a voulu traduire ce qu'était la réalité du XVIIème siècle. Malheureusement, ça manque de souffle, et l'humour qu'on a cherché à insuffler à cette version tombe complètement à plat (ainsi, Constance Bonacieux est présentée comme très maladroite - mais ça ne fonctionne pas). Un des seuls intérêts de cette version : la représentation du pouvoir royal, avec un Louis XIII présenté comme faible, ne pensant qu'à ses plaisirs.



- la version Disney de 1993 enfin, souvent critiquée parce que très lisse : à ma grande suprise, j'ai bien aimé cette adaptation qui ne respecte pas le texte à la lettre (les ferrets disparaissent complètement de l'intrigue qui se résout au Louvre, alors que Richelieu cherche à assassiner Louis XIII).

Beaucoup de rebondissement inattendus, de l'humour ; l'esprit de Dumas, qui en aucun cas n'aurait voulu ennuyer ses lecteurs, est ici respecté. Pas un grand film, mais un très bon divertissement. Là encore, la représentation du pouvoir royal par les Américains est intéressante : le couple royal est présenté comme très jeune, et la reine aime Louis XIII ; le projet d'assassinat peut faire songer à l'histoire américaine (l'assassinat de J.F. Kennedy).



L'adaptation en 3D des Trois Mousquetaires par Paul W.S. Anderson, prévue pour 2011, sera-t-elle plus réussie ? Mystère, mystère...

lundi 1 novembre 2010

La femme de trente ans, de Balzac.

C'est un roman très court, constitué de six parties. Rapidement, on se rend compte que chacune d'entre elles constituait à l'origine une nouvelle indépendante, et que Balzac a procédé à des corrrections et améliorations pour faire tenir le tout ensemble. Cela donne un roman hybride, bizarre, mais incontestablement balzacien : comme l'auteur n'a pas eu le temps de peaufiner son travail, ce livre permet de mieux saisir sa personnalité d'auteur.

Julie de Chastillon est éprise d’un bel officier, Victor d’Aiglemont. Le père de la jeune fille, connaît toute la délicatesse d’âme de sa fille et la vulgarité profonde de Victor ; aussi cherche-t-il vainement à s’opposer à cet amour. Quelques mois plus tard, les jeunes gens sont mariés: l’incompatibilité de leurs caractères ajoutée à l’aversion physique qu’elle éprouve maintenant pour son mari tourmente cruellement Julie.

Balzac parle donc du mariage, de la sexualité féminine et des sentiments féminins à leur égard. Cela englobe tant les aspirations amoureuses juvéniles, vite déçues, que la jouissance sexuelle et sa frustration. Balzac parle ainsi de la brutalité sexuelle, proche du viol, que subissent doublement - physiquement et psychologiquement - les jeunes mariées ignorantes des choses de la vie, brutalité qui les dégoûte d'autant plus des plaisirs des sens que l'homme dispose du corps de sa femme comme il l'entend et est lui-même tout à fait ignorant des besoins de sa femme.

Julie d'Aiglemont est ainsi soumise aux pulsions de son mari Victor d'Aiglemont décrit par Balzac comme parfaitement médiocre, et inférieur à sa femme. Adorée par un jeune Lord anglais, Lord Arthur Grenville, qu’elle trouve séduisant, elle ne lui cède pas et provoque involontairement sa mort. Rongée de remords, saura-t-elle retrouver le goût à la vie ?

Il y a de très belles pages dans ce roman, qu'il s'agisse de l'évocation du départ de Napoléon et de son armée pour Austerlitz, de la description de la Touraine, la région dont Balzac était originaire, ou du portrait qui est fait de la femme de trente ans, Julie. Tour à tour épique, réaliste, romantique, rocambolesque, pathétique, ce roman épouse tous les genres et les registres et constitue un livre singulier, extrêmement moderne dans sa manière de parler de la féminité.

Chéri, de Colette.

Léa de Lonval, une courtisane de près de cinquante ans, est la maîtresse de Fred Peloux, appelé Chéri. À mesure qu'elle éprouve le manque de conviction croissant de son jeune amant, Léa ressent, avec un émerveillement désenchanté et la lucidité de l'amertume, les moindres effets d'une passion qui sera la dernière. Pourtant il suffira à Chéri d'épouser la jeune et tendre Edmée pour comprendre que la rupture avec Léa ne va pas sans regrets.

La peinture narquoise d'un certain milieu mondain, l'analyse subtile de l'âme féminine, les charmes cruels de la séduction, l'humour un peu triste de la romancière font de Chéri une des œuvres les plus attachantes et les plus célèbres de Colette.

Dernièrement, donc, j'ai lu Chéri dans le cadre de deux challenges : cela faisait longtemps que j'en entendais parler, par Emjy en particulier, et l'adaptation de Stephen Frears avec Michelle Pfeiffer et Rupert Friends sortie il y a quelque temps n'a fait qu'attiser ma curiosité.

Ce que j'ai pensé du livre ?

Au premier abord, je me suis dit que ce texte évoquait des sujets bien superficiels, et que cela n'avait finalement rien d'étonnant que Colette soit considérée comme un auteur mineur. En plus, la relation entre une courtisane âgée et une espèce de gigolo n'avait rien au départ pour vraiment me passionner.

Mais en réalité, le sujet de ce livre, même s'il peut paraître assez mince de prime abord, recèle beaucoup plus de profondeur que ce que l'on pourrait imaginer, puisque c'est à une réflexion douce-amère sur la vieillesse que nous sommes invités à lire. Beaucoup de finesse dans l'écriture et la psychologie des personnages.

Fred est agaçant ; on se demande souvent pourquoi Léa s'est entichée de lui si ce n'est pour satisfaire un caprice déviant, mais au final, on se rend compte que Chéri incarne la jeunesse, et que cette relation a quelque chose de fatal, dans la mesure où le temps qui passe condamne forcément les amants à une séparation douloureuse.

Un beau texte sur une époque révolue et sur ce que signifie le vieillissement pour une femme.


Pas encore vu le film, mais Michelle Pfeiffer a l'air tellement sublime dedans...

Et voici la bande-annonce du film de Stephen Frears :